
Je suis la Vouivre et je le resterai

Je suis la Vouivre et je le resterai
Le soir de l’éclipse de Lune, je découvris cette légende. J’étais montée au grenier. Il faisait très frais ce soir-là, trop frais pour apprécier l’éclipse depuis le jardin. J’ai donc pensé la regarder à travers le velux. De là, je pourrais voir la belle pomme de lune se faire croquer puis dévorer entièrement par la bouche noire qui l’entourait. Cela me semblait parfait, mais pour cela, je devais effectuer quelques aménagements pour bien m’installer. Je poussai avec effort le grand coffre sous la lucarne, puis d'un chiffon le dépoussiérai et notai, tout en l’astiquant avant de m’y assoir, ses ferrures brillantes sous l’éclat de lune. Je décidai alors d’y jeter un œil, avant que le spectacle ne commence, pour me souvenir de ce qu’il contenait. Je l’avais très certainement déjà ouvert quand j’avais hérité de la maison de ma tante. Et j'avais sans doute choisi de reporter son inventaire, découragée par le poids de ce qu'il recelait.
Dans la malle, des papiers, des cartes, des lettres, des cahiers… En feuilletant quelques papiers officiels, je me rendis compte que ma tante Lamia était une enfant « trouvée », comme moi. Je n’y accordai pas plus d’attention, mais cela me la rendit plus sympathique. Je me gardai de lire ses lettres et de regarder ses photos ; Lamia ayant eu la réputation sulfureuse d’être une femme fatale, je n’étais pas prête à lire sa correspondance avec ses amants. Sur la couverture d’un cahier d’écolier, dessinée au stylo à plume, encre noire, une belle femme s’offrait, poitrine nue. Le dessin se terminait pour ainsi dire en queue de poisson, car le trait qui figurait les jambes n’était pas fermé, pas fini.
J’ouvris le cahier pour voir de quoi il s’agissait et lus le titre, tracé en lettres fines tarabiscotées : « La véritable histoire de la Vouivre »
Je n’avais aucune idée de ce que ce titre recouvrait, mais le mot « véritable » me laissa penser qu’il pouvait s’agir d’une biographie, le métier de ma tante, ou d’une fable. Intriguée, je tournai la page et la suite me surprit tout autant :
« Je suis la Vouivre et, comme mon nom l'indique, oui, je veux vivre et, pour cela, je dois me reproduire. J'ai ma façon d'agir : je me glisse dans le lit de la rivière et j'attends. J'attends l’innocent procréateur qui saura me donner sa semence pour concevoir mon enfant. Dans mon bain suave, je me prélasse. En douze ans, jamais je n’ai été déçue. J'ai toujours trouvé un passant prêt à me transmettre son patrimoine. Je suis plutôt belle femme, je le sais, je le vois dans leurs yeux. Je suis à l’image de la femme idéale, la femme de leurs fantasmes, accessible et fabuleuse. Je chantonne doucement en patientant. Mais qu'entends-je ? Des pas lourds au petit matin, quelqu'un vient ? Un pêcheur à l’aube, un chasseur aux aguets ou un promeneur de chien, contrit et contraint… Je sais ce qu'il me reste à faire, je crie et me débats : “Au secours, je me noie !” J'aime tellement ce passage : l'homme accourt, vient à ma rescousse, trop content de se sentir utile. Sauveur héroïque, il est fier, il est heureux d’avoir l’heur de se trouver là, au bon moment, pour me soustraire de mon simulacre de noyade. Malheur, il me découvre inanimée ! Il fait tout ce qui est en son pouvoir pour me réchauffer, une friction, un massage et puis comme à chaque fois, dans un dernier espoir de me raviver, se résout à s'allonger sur moi pour m’insuffler sa propre chaleur. Alors je me fais transpercer par son amour et traverser de son dard. Une fois la fécondation achevée, je me relève, visiblement dédaigneuse, mais à l'intérieur de moi, victorieuse d’avoir eu ce que je voulais. Comme je ne souhaite pas qu'il s'attache — un homme dans mes pattes, qu’est-ce que j’en ferais ? — je l’abandonne aussi sec et disparais sans demander mon reste, redevenue couleuvre serpentant entre les roseaux.
Une fois contentée, soudainement affamée, il est temps de partir en chasse : les premiers mulots du printemps, les oisillons écervelés et les œufs riches en protéines sont les premières petites victimes sacrifiées sur l’autel de ma faim. Enfin rassasiée, une autre phase s’amorce.
Pour faire mûrir ma progéniture en mon ventre, moi, la Vouivre, sous ma forme de serpent, je m’allonge au soleil, immobile créature profitant du mois de mai et reste ainsi étendue longuement sur une pierre brûlante. Mes écailles lisses et argentées luisent et glaceraient le corps et le cœur de ceux qui croiseraient mon chemin. Mon corps livré à l'astre flamboyant emmagasine sa chaleur pour qu’en mon ventre s’épanouisse tranquillement mon œuf de serpent portant petit humain en son centre.
Enfin, le temps arrive où je me libère de mon fardeau. Je ponds ma progéniture, une fille invariablement, dans un nid de feuilles mortes choisi avec soin pour sa fermentation. Me sachant mauvaise mère, mon rôle s'arrête là, je l’abandonne à sa destinée. Je suppose que par ses cris l'enfant guidera celui qui devra la trouver.
De nouveau célibataire, je dresse ma face sifflante et conquérante et reprends ma vie de reptile chasseresse. Je m'en retourne à mes occupations premières qui sont de manger, nager, emmagasiner le soleil et copuler avec mes compères serpents.
Mais l’homme qui m’avait engrossée, atteint d’une fièvre brûlante, se mit à errer nuits et jours sans répit aux abords de la rivière à la recherche de sa chimère féminiforme. Le hasard voulut que l’on se recroisât, moi, la serpente glissante, et celui qui m’avait fait offrande de son sexe et de sa semence. Je suis charmée et surprise, quelle coïncidence, d'être de nouveau réunis ! C'est la première fois que cela arrive. Avenante, je m'élance vers lui désirant l’embrasser, las, l’imbécile ne me reconnaît pas, ne voyant en moi qu'un vulgaire serpent. L'homme, bête et animal, se met à me poursuivre pour faire passer sa douleur, il veut trucider cette soi-disant vipère luisante qu’il accuse de son malheur. Mais à l’instant où il s’apprête à me saisir — reçoit-il l’éclair de mon escarboucle ? je ne sais — mais visiblement aveuglé, il s'entrave les pieds et choit sur le sol dur.
Soudain énervée, j'aspire à le mordre, à lui infliger mon venin, mais je n’en ai point. Couleuvre je suis et vipère je ne suis point. Alors, mon ire grossissant, mes écailles enflent avec elle et batissent un rempart entre lui et ma peau. La colère me fait pousser des ailes noires de chauve-souris, mon souffle devient chaud, ma bouche crache du feu et des injures. Dragon, je deviens, je le devine à ses yeux. Il s'enfuit à quatre pattes aussi vite qu'il le peut sans demander son reste.
Puis, la tarasque en moi se retire quand ma colère se tarit, je redeviens moi-même, innocente couleuvre.
Le jour suivant, devant mon repaire, je revois passer mon galant avec toute une bande de gaillards en armure et en casque qui me traquent à coup sûr. Lui et sa troupe de valeureux chevaliers s'en vont en guerre, en quête de prouesses et désireux de ramener ma tête de dragonne en trophée.
Les hommes sont bien bêtes, de partir ainsi à la recherche d'un animal si éphémère. Peine perdue, puisque j’ai terminé ma colère. Je ris sous cape : “Eh bien ! S'ils me voyaient, si minuscule et inoffensive, ils n'entreprendraient pas de recherches si draconiennes et resteraient à ronronner langoureusement dans leur chaumière !” Puis je me glisse sagement dans mon repaire sous terre, pour y dormir jusqu’à la fin de l'hiver. Qu'il est bon d'hiberner et de laisser ainsi la saison froide s’accomplir !
Au printemps suivant, sortant de ma léthargie, réveillée par les jeunes rayons de soleil, je me dirige vers la source de la Belle-Brune pour m’y rafraichir. J'aime tellement m’y baigner qu’en chemin, ma métamorphose s'accomplit et, femme je redeviens. J'apprécie cette phase, je me sens belle et désirable avec mes formes rebondies. Sans chercher à me cacher dans la brume du petit matin, je m'allonge dans l'eau fraîche et me baigne en songeant au prochain prétendant qui bientôt se glissera dans mon lit. J'entends le pas incertain d’un jeune hère s’en venir. Soucieux et fatigué, il n'a pas assez dormi… Il ignore encore qu'il viendra me sauver et combler mes désirs. Que voulez-vous, au printemps, il me faut procréer, c'est la nature qui me l'enjoint, je ne fais qu'obéir. »
Le conte s’arrêtait là, mais prise dans mon élan, je tournai la page et découvris une note :
Alors que je me promenais au bord de la rivière, une bribe de phrase est venue me chercher, puis a continué à tourner en boucle dans ma tête. Elle me serinait : « Je suis la Vouivre et, comme mon nom l'indique, oui, je veux vivre… » comme inspirée des méandres entortillés. Pour éviter de l'oublier, je l'ai déposée dès mon retour sur le papier.
C'est ainsi que j'ai écrit la première phrase de cette légende. Et la suite de l'histoire s'est ensuite déroulée lentement sous mes yeux, prenant toute sa place. Elle s'est allongée dans toute sa vérité sur la page, d'un seul trait. C'était la Vouivre, elle-même, qui avait guidé le stylo, le dirigeant avec assertivité jusqu'au point final. Je n'ai pas pu lui refuser ce service. Il m'a fallu me mettre au pas de ses mots. Ma tâche terminée, j'ai relevé la tête pour découvrir son histoire. Trois pages d'une écriture fine et ondulante de serpent. Tout prenait sens. C’était évident. Elle avait eu besoin de se confier. Elle n'était pas pire qu’une autre, elle, si souvent considérée comme une femme de mauvaise vie. Elle suivait seulement sa propre musique intérieure. Comme le renard était déclaré nuisible par plus prédateur que lui, elle était crainte et salie par les femmes qui couraient sur les mêmes terres. Il avait fallu que je laisse glisser la plume pour la voir telle qu’elle était dans son entièreté. Elle s'était laissée aller à la confidence. Elle m’avait choisie. C'est vrai que je sais tendre l'oreille pour écouter les petits, les timides et parfois aussi les « méchants » des contes de fées. Elle aussi réclamait sa part d'attention. Rien de plus. Je l'avais reçue sans jugement. Voilà pourquoi aujourd’hui, j’offre son histoire à votre bienveillance. C’est le message que la Vouivre m’a soufflé sans exigence. Elle voulait se révéler sur le papier pour continuer d'exister. Elle voulait prendre sa place dans le bestiaire fantasmagorique admis des petites filles, parmi les licornes, les petites sirènes et les fées. Elle devait le savoir, qu'écrivain-biographe est mon métier. Lamia
J’étais toute retournée. L’éclipse était finie. Je ne l’avais pas vue passer. De toute façon, les nuages l’avaient sans doute cachée, me disais-je, pour me consoler. Quand même un peu étourdie par ce que je venais de lire, je décidai de sortir marcher quelques pas, pour peut-être apercevoir des bouts de lune derrière le brouillard. Finalement, la nuit n’était pas si froide. Assez vite, je ressentis une chaleur m’assaillir, avec la sensation d’être engoncée dans mes vêtements, surtout au niveau de mes seins qui semblaient déborder de ma poitrine. J’avisai une mare et entrepris de m’y rafraichir. Cette histoire m’avait troublée. Dans la brume, je m'allongeai dans l'eau. Je me sentais belle et désirable avec mes formes rebondies au clair de lune. Quand soudain j’entendis s’approcher un promeneur. Au lieu de vouloir me cacher, mon piège se tendit de lui-même et je me mis à crier à tout va et à me débattre comme une personne qui se noie. L'homme pressa le pas, courut même et, n’écoutant que son instinct, se précipita, tête la première, dans le bain glacial à la rescousse de la belle infortunée que j’étais. Des flots périlleux dans lesquels je semblais sombrer, il me sauva. Il me ressortit de l’eau, heureux et victorieux, mais bien vite déchanta, en me découvrant inanimée dans ses bras. Il m’allongea alors sur son vêtement posé au sol et, me trouvant glacée et diaphane, se mit en devoir de me réchauffer ardemment. Il arracha son vêtement pour m’en frictionner et, me voyant toujours aussi livide, le malheureux n’eut d’autre choix que de s'allonger sur mon corps inerte, offert en sa nudité… Alors instantanément, tous deux consentants, le coït eut lieu. Soudain ranimée, je me relevai, le transperçai d’un regard glacial et disparus entre les hautes herbes. L'homme se retrouva seul, égaré, se demandant quelle était la part du rêve et celle de la réalité. Avait-il fait l'amour à une nymphe de rivière ou à une véritable beauté et où était-elle passée ? Il dut rester à son tourment, plus bredouille et marri que jamais.
Grâce à ce manuscrit oublié, je me souviens de qui je suis.
Je suis femme de caractère, je m’accepte telle que je suis. Tantôt, j’ensorcelle et ruse comme une amante, tantôt je louvoie et ondule comme une serpente, tantôt j’enrage et écume comme un dragon. Sans cesse ressuscitée, c’est le cycle que je vis.
Oui, je suis la Vouivre, fille d’une longue lignée, dans son entièreté !
Vous aussi ?! Qu'est-ce que vous croyez ? !