
Un ours bien léché
Depuis que je suis à la retraite, je suis devenu un peu ours. Ce n'est pas seulement moi qui le dis, je sens bien que beaucoup le pensent. Je le vois dans leurs regards. Ce matin, par exemple, un livreur a frappé à la porte pour apporter un paquet à la voisine et je n'étais pas habillé ! Par-dessus mon tee-shirt noir et mon slip, j'avais simplement enfilé mon vieux peignoir élimé. Il devait être 10 h 30, je n'ai pas trouvé ça indécent, j'écrivais, je relisais, je traficotais à mon bureau. J’étais pourtant prévenu… déjà aux aurores, la voisine, voyant ma lumière allumée à l’étage, avait jeté une branche à mon carreau, j’étais descendu, elle m’avait annoncé cette livraison. C'était avant 8 h, là, j'avais enfilé le peignoir, il faut bien, on n'ouvre pas la porte comme ça en sous-vêtement, et puis je l'avais oublié sur moi et étais retourné à ma table de travail. J'aime l'appeler ainsi, cela lui va bien, ça signifie que j'ai un travail. Alors pourquoi viennent-ils tous me déranger !? Plus tard, dans l’après-midi, c'est l'autre voisine qui est passée : elle avait cassé son portable et voulait téléphoner à son fils. Je savais bien que ce n'était qu'un prétexte, car quand c'est pas ça, c'est autre chose, histoire de parler avec quelqu'un, un autre être humain, pendant quelques instants… c'est légitime. Heureusement que je n'en ai pas plus, de voisins. J'habite une ferme isolée, ça a du bon. Entre temps, j’avais pris la peine de m'habiller, enfin d’enfiler mon jeans et mon tee-shirt d'hier. Pas besoin de me changer, vu que je ne m’étais pas lavé. En milieu d'après-midi, comme à mon habitude, je vais me promener. Un petit tour de champ, de bois, ou de bord de rivière, je varie selon mon envie. Mince, c'est le début de l'automne, je viens d'entendre des coups de feu ! Je déteste ça, les chasseurs. Ils me sortent par les yeux. Il faudrait calculer son itinéraire en fonction de leur présence, choisir sa direction entre chien et coup de feu. Je jette un œil à mes vêtements, c'est bon je porte du bleu. On ne pourra pas me confondre avec un animal, non ? Ils m'em… avec ça. Autour de chez moi, j'estime que j'ai le droit de me promener. Point. C'est pour mon bien-être, autant mental que physique. C'est pour m’éclaircir les idées, pour me décoller de l'écran, pour m'aérer. C’est un droit, mince alors !Aujourd'hui je choisis le champ, je pars en ligne droite sur le sentier jusqu'au cimetière et m’en retourne par la petite route. Je ramasse mes premières noix, j’hume les feuilles de figuier, ça fleure bon. Comme d'habitude, à peine rentré, je me rassois à ma table et recommence à écrire, surtout que j'ai eu une bonne idée en marchant !Je me lève généralement très tôt, bien trop tôt pour me laver, m'habiller et déjeuner immédiatement, il fait encore nuit. De toute façon l'écriture prime sur toutes les autres activités. C'est comme ça, on ne se refait pas. Déjà, quand j’étais encore en poste, je m’essayais à l’écriture de nouvelles pour des concours, alors depuis la retraite, à moi la liberté ! Les Musso et autres auteurs en vogue n'ont qu'à bien se tenir… J'arrive sur le devant de la scène avec mes trois romans écrits en six ans. Depuis que je n'ai plus ma femme — elle m'a quitté pour un autre, moins bougon, plus jeune et plus sortable — j'ai tout le temps qu'il me faut. La nuit, le jour, je m'y mets, à l'heure des repas ou au coucher, peu m'importe. Je préfère écrire à regarder la TV. Samedi, pas envie de faire les courses, avec tous ces moutons qui s’y précipitent, je préfère rester à la maison, siroter mon café et manger les restes. Dimanche non plus, j'y vais jamais, pas toujours ouvert et trop de monde, de familles. Le mieux c'est le jeudi, il n'y a presque personne, j'espère que j'aurai à manger jusque-là, c’est pas gagné. Début novembre, brrr, le froid commence à s'installer, je reste prés du radiateur, j'allume le poêle le soir, et sinon je continue à faire une petite balade de temps en temps, mais pas tous les jours, je vise les beaux. Les couleurs commencent à virer au jaune surtout, au marron plus foncé, pas encore au rouge. Je ne me suis pas rasé, j'ai plus chaud comme ça, je n'pense plus trop à me regarder dans le miroir. À quoi bon ? Rien de nouveau à attendre de ce côté-là.J'habite un minuscule village en Ariège à 800 m d'altitude. C'est la bonne hauteur. Pas trop de cons. Je suis tranquille dans ma p'tite vie. Rien à signaler. J'écris et c'est tout. Je publie et rien à foutre. Je ne me suis pas lavé en entier depuis un mois environ… Les poils, c’est long à shampouiner et à rincer, et puis je n'ai guère de visite… quelle importance ? C'est ainsi, j'ai des poils plein le torse, le dos… que voulez-vous, je suis un homme, un vrai, un velu, un plein d'hormones, de testostérone, un homme à femmes — et pas qu’une — un qui brame quand on le cajole. Je suis comme ça. Ça me tient chaud, le boucané, j'enfile directement mon pull-over et sort pour une balade en forêt. C'est ma bouffée d'oxygène de la mi-journée. Il fait doux en cette mi-novembre. J'adore marcher dans le sous-bois qui craque sous mes pas, ramasser des bolets, aujourd’hui trois à la suite, je suis sur une piste, je vais me régaler. Quelques poignées de châtaignes pour compléter. Je suis hyper concentré quand soudain, j'entends des pas, c'est un homme, je ne sais pas ce qui me prend, je cours me cacher. Je dévale la pente à grandes enjambées, mon pull se prend à une branche, se déchire et reste accroché là, tandis que je cours m'aplatir dans un trou au sol. Mon cœur bat la chamade et je ris dans ma barbe de lui avoir échappé. Décembre est vite arrivé, il fait gris, brumeux, je sors de moins en moins souvent de mon antre. Mais quand même encore un peu, quand je ne risque pas de croiser les voisins. Ce jour-là, je brave le froid, j’arrive sous le couvert du bois, les glands roulent sous mes pas, je marche en regardant le sol, les bras ballants. Soudain un Pan ! claque dans l'air, une volée d'oiseaux s'envole, le bruit résonne sur les montagnes et vient se loger en plein dans mon cœur. D'habitude aussi, à chaque coup de feu, je ressens une douleur vive directement dans le cœur, mais là, en même temps, je m’effondre sur le côté. Les mains que j'avais automatiquement dirigées vers la douleur fulgurante, laissent passer un épais filet de sang gluant, bouillonnant. J'entends des pas, des bottes, des chiens, des « Merde, qu'est qu'il foutait là, c’ui-là ! Qu'est-ce qu'on va faire ? Et s'il n'était pas mort ? Il n'a que ce qu'il mérite. » C'est toujours aux instants les plus pathétiques que les ânes se mettent à braire. Pendant ce temps, le sang murmure à la commissure de mes lèvres et une prière s’écoule avec peine entre mes dents serrées : « ça ira !ça va aller ! », comme je l’ai toujours fait à chaque coup de feu dans la montagne, pour les animaux touchés. Les pas s'éloignent un peu, se rapprochent, puis on jette des branchages, de la mousse, des feuilles mortes sur moi. C’est certainement pour voir si je réagis, mais mes membres, on ne peut plus roides, ne répondent déjà plus, mes yeux fixes regardent encore, puis ma vue se trouble. Je me demande s'ils ont appelé un docteur, s'ils sont partis chercher leur 4x4 pour me transporter… Que va-t-il se passer maintenant ? Le temps me semble long et si court à la fois — que font-ils donc ? — la douleur est intense et je vis peut-être mes derniers instants. Je me jure de leur faire payer ça : une amende, un retrait de permis, ces p. de tueurs, et puis plus rien. Le soir, planant au-dessus de mon cadavre refroidi, je me retrouve instantanément au relais de chasse, une grande baraque en bois au milieu de la forêt. Ils boivent et ripaillent comme s'il ne s'était rien passé et discutent de leur après-midi, normalement. Merde alors, un homme était mort tout de même ! J'étais devant eux, je cherchais leurs remords, une indication qu'ils avaient prévenu quelqu'un, mon ex-femme, ma fille, un voisin peut-être, quelqu'un qui se soucierait de moi. Quand ils disaient avoir dégommé un gros ours d'au moins 1m70 et 90 kilos, je n’ai pas tout de suite compris qu’ils parlaient de moi. « Des paluches énormes, il grognait comme une bête qu'on égorge et nous regardait fixement avec un regard presque humain derrière un museau de bête. » Ils riaient grassement, s’essuyaient la bouche d’un revers de la main en rongeant leur os tels des sangliers. Je ne pouvais croire qu'ils n'avaient ni honte ni peur de ce qu’ils avaient fait. Soudain, je me suis de nouveau retrouvé près de ma dépouille. Là, sur le sol, où un être velu gisait mort, moi, une femelle ourse me reniflait. Elle poussa un grognement grave et long vers le ciel, posa doucement sa patte sur mon épaule, elle comprenait. Elle gratta un peu le sol autour de moi, me donna un grand coup de langue et puis d’un coup, s’en fut en courant sans se retourner. Je ne saurais dire pourquoi, son cri m'avait réparé, réconcilié avec la vie. Oui, un être vivant me pleurait à sa manière, bourrue certes, mais quand même elle était désolée de ce qui m'était arrivé. Une créature criait sa peine à la face de la pleine lune et ainsi m'introduisait dans son humanité, plutôt dans son ursidité. J'avais enfin trouvé ma semblable. Tardivement. Il avait fallu que des hommes me sortent de leurs rangs à coup de fusil pour réaliser enfin, mon identité. Ours, définitivement, j’étais.
Edité par l'encrier renversé Hiver 2023-2024
